Portrait d’Anaïs, « serial entrepreneuse » en Norvège
Ces derniers temps, l'entrepreneuriat est devenu un sujet de plus en plus brûlant parmi les Français de Norvège. C’est l’occasion de publier ce portrait d’Anaïs, une jeune Française qui a déjà démarré 3 entreprises depuis qu’elle est arrivée à Oslo.
Quand et pourquoi es-tu venue en Norvège ?
Je suis arrivée à Oslo en juin 2012, depuis Édimbourg, après avoir fini mon master en marketing international et stratégie business. Mon copain de l’époque, norvégien, devait continuer ses études à Oslo, donc je l’ai suivi.
Une fois sur place, as-tu essayé de trouver un travail ou as-tu directement créé ta première entreprise ?
J’ai commencé par chercher un travail, mais comme beaucoup d’étrangers qui arrivent après leurs études, j’ai un peu galéré. J’ai quand même réussi à trouver un travail dans l’évènementiel, un domaine lié à l’activité de la première entreprise que j’avais fondée pendant mes études. Cette première entreprise était dans la production d'événements musicaux et j’ai pu faire valoir cette expérience ici pour travailler dans l'événementiel, chez Fieldwork. J’ai commencé en bas de l’échelle en tant que coordinatrice et j’ai fini « project manager » à m’occuper d’un des plus gros portfolios de la boîte aussi bien avec les grosses entreprises du secteur numérique que celles de l’alcool, du tabac et des paris en ligne.
Si j’ai bien compris, tu avais déjà créé une entreprise avant de finir ton master et de t’installer à Oslo ?!
Oui, j’ai créé ma première boîte en parallèle de mes études à Londres, dans le domaine de la production de musique. J'aidais des groupes qui voulaient se lancer. Je démarchais les salles de spectacles et je leur proposais mes programmations avec « mes » artistes. On peut dire que j’avais une plutôt bonne oreille pour reconnaître les groupes qui avaient du talent et mes programmations ont commencé à se faire connaître pour leur qualité. Cela permettait à ces artistes d’avoir une grosse audience et me permettait d’inviter la presse et les labels, ce qui en retour m’amenait plus de clients potentiels.
Puis j’ai déménagé à Paris où j’ai pu continuer à travailler avec Sony et Universal pour les tournées européennes des groupes que j’avais fait signer auparavant. J’ai gardé cette entreprise jusqu’à ce que j’arrive à Oslo (avec une année à Edimbourg entre-temps). Je me suis rendu compte qu’il n’y a pas vraiment de marché pour la musique : peu d’endroits adaptés à la musique « live » et assez peu de groupes. J’ai donc décidé de la vendre. Je n’ai pas trop eu de regrets, je l’avais démarrée par passion pour la musique et pour les musiciens, mais à la fin c’était trop de contraintes.
Quand et pourquoi as-tu créé ta première entreprise en Norvège ?
Tout le monde me demandait « Quand est-ce que tu te lances Anaïs ? Quand est-ce que tu crées une nouvelle entreprise ? », mais ce n’est pas comme ça que ça fonctionne pour moi.
Toutes mes entreprises ont suivi le même processus : j’ai une idée, il se trouve que le service correspondant n’existe pas encore alors qu’il parait si utile et simple de le créer, et je me dis que c’est l’occasion de le développer. Dans ce cas-là, l'entrepreneuriat est ma meilleure option pour le voir aboutir. Je n’ai jamais voulu être entrepreneuse juste pour être entrepreneuse, l’idée et le besoin sont toujours venus en premier.
En 2014, j’ai donc créé ma deuxième entreprise, dans le domaine de la dégustation de vin privée. Mais j’ai fait la plus grosse erreur que beaucoup d’autres entrepreneurs font.
Quelle erreur ?
J’ai cherché à tout prix à m'associer avec quelqu’un et lui donner 50% des parts. Malgré son expertise de sommelière, elle ne croyait malheureusement pas autant que moi dans ce projet et n'avait quasiment aucune ambition. Elle a fini par partir, un jour, avec tous les verres que l’on s’était fait sponsoriser. On a laissé plein de contrats en plan, car elle a disparu du jour au lendemain. Je n’ai jamais eu de nouvelles de sa part. Du coup, l’entreprise aura tenu environ 1 an.
Bilan : il ne faut pas forcément être deux pour un projet.
Est-ce que ça ne posait pas de problème avec Fieldwork, où tu étais salarié, que tu avais ce projet en parallèle ?
Je présentais ça comme un hobby et surtout j’arrivais à faire les deux. C’était tout à fait gérable pour moi de tout gérer en parallèle, et puis ce n’était pas sur le même domaine donc l’un ne menaçait pas l’autre.
Je sais que cette expérience ne t’a pas empêché de créer une autre entreprise plus tard : StuckCoder. Mais tu as un co-fondateur… Qu’est-ce qui est différent cette fois ?
L’idée de StuckCoder m’est venue en 2018. C’est un site internet qui guide et accompagne la sous-traitance de projets informatiques. Ceux qui amènent un projet décident de la deadline et du budget ; les freelancers ("Solvers") choisissent leurs projets, en fonction de leurs compétences validées auparavant. On peut rédiger de zéro le brief technique pour les porteurs de projets si besoin, ou à minima on vérifie celui qu’ils ont écrit. On est aussi sur des deadlines qui sont de 24h, à max une semaine.
Benjamin, mon associé a rejoint la boîte assez tôt. Nous nous sommes trouvés via un ami en commun qui pensait qu’il y aurait un « match ». Au bout de 5 minutes, nous travaillions déjà ensemble ! Ce fut un coup de foudre business car nous avons la même vision, la même intensité, la même passion. Nous nous sommes vraiment bien trouvés.
Le site web tel qu’on le connaît aujourd’hui date de 2020. Pour être honnête, la pandémie a été pour nous une véritable opportunité. J’ai été mise au chômage technique très tôt, car je travaillais dans l'événementiel et Benjamin était assigné en cours à la maison (il a repris des études). Nous n’avions pas d’autre choix que de se lancer à fond dans ce projet, alors nous nous sommes dit « prenons des bureaux ». J’ai démissionné de mon travail en septembre et c’est devant la difficulté de trouver un local que l’idée de Paguro est née !
Peux-tu décrire Paguro ?
Paguro une plate-forme en ligne à deux faces, comme l’est AirBnb, qui facilite le processus de réservation d'espaces commerciaux aux entreprises qui n'en ont besoin que pendant une courte période. Ça leur permet de trouver leurs premiers bureaux, premières boutiques, premières cuisines, etc. pour une semaine ou plusieurs mois. L'idée est que lorsque l’on commence un business, on n’a pas trop de visibilité et on ne peut donc pas s’engager sur grosse caution.
Benjamin et toi gérez donc deux boîtes à la fois ?
Oui, mais nous avons dû faire un choix basé sur le contexte concurrentiel de chaque boîte. Sur StuckCoder, nous ressentons moins de pression, car il y a de la place pour tout le monde sur ce marché et nous sommes confiants sur la valeur de notre offre. Par contre, pour Paguro c’est maintenant qu’il faut saisir les opportunités donc c’est notre priorité.
Vous avez reçu une subvention de Innovation Norway à la fois pour StuckCoder et Paguro, ce n’est pas banal. Est-ce que ça a été difficile ? Ont-ils pris des parts ?
Innovation Norway propose une aide financière de 150 000 kr pour des projets encore en phase de test ou de validation du marché. Seuls 2% des projets qui postulent reçoivent cette aide, mais de mon point de vue la formule est simple : il faut un « business model » qui tienne la route et une scalabilité (capacité à s'adapter à un changement d'ordre de grandeur de la demande) claire. Honnêtement je pense qu’avec un projet qui a un moyen clair à la fois de générer des bénéfices et de croître tout en restant rentable, il y a peu de raisons qu’ils refusent le dossier. Ils s’éloignent cependant de plus en plus des plateformes web et du numérique.
Leur aide est d’ailleurs purement financière (« free money » dans le jargon business) : ils ne prennent pas de parts en retour et ne fournissent pas trop de conseils non plus.
As-tu eu d’autres financements ? As-tu tenté de faire une levée de fond auprès d’investisseurs pour ne pas avoir à te soucier de l’argent en caisse au début ?
Pour StuckCoder nous n’en avons pas eu besoin. Pour Paguro nous avons essayé de lever des fonds auprès de plusieurs investisseurs, mais cet exercice était nouveau pour nous deux et pas forcément notre point fort. Le monde des investisseurs est un monde à part avec ses propres codes : on prête aux gens qui nous ressemblent et ... ce milieu n’est pas composé de gens comme moi.
Sans investissements, est-ce que Paguro est déjà rentable ?
Nous avons des clients et nous avons donc des revenus, mais nous n’avons pas encore atteint la rentabilité. Il faut dire aussi qu’en plus de nous deux, nous avons 2 employés et 4 stagiaires. Cela aurait été surprenant d’être déjà rentable alors que notre site internet avec ses fonctionnalités de base n’existe que depuis novembre 2020. Nous espérons cependant le devenir de façon confortable en août, car nous venons juste de signer un partenariat avec un développeur immobilier de « Pop-ups stores » ! Nous allons bientôt gérer 20 espaces à Vulkan (quartier d’Oslo) !
Comment organises-tu des journées avec tout ça ?
J’ai une vision à la semaine, qui commence le dimanche soir au lieu du lundi. Je passe au bureau et je liste toutes mes tâches dans 3 colonnes : MUST / SHOULD / COULD et je reste au travail tant qu’il reste des tâches dans les catégories MUST et SHOULD. Ça me permet de rester très focalisé sur mon travail.
As-tu des hobbies ? D’autres projets ?
Haha, je n’ai pas de projets supplémentaires, non. En général, les fondateurs d’une start-up n’ont pas trop d’équilibre vie-travail. On a de la place pour l'entreprise et pour une seule autre chose éventuellement. J’ai choisi mes amis, que je vois souvent pour rester saine d’esprit. À la rigueur, je fais aussi du sport, mais c’est souvent pour atteindre une sensation presque méditative qui m’aide à trouver des réponses à des questions business sur lesquelles j’étais bloquée. Je mène une vie intense, mais je n’ai jamais été aussi heureuse professionnellement. Je sais que je suis à ma place dans l'entrepreneuriat, je ne me vois pas retourner dans le monde de l'entreprise.
Pour finir, quel est ton endroit préféré en Norvège ?
C’est un endroit avec énormément de charme … à Oslo ! Ça s’appelle Plaskedammen, en haut des escaliers du parc de Kampen. Je suis assez urbaine, donc je ne vais pas balancer les clichés de montagnes, falaises, fjords. Je trouve cette petite oasis dans la capitale magnifique.